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État social démocratique, démocratie, despotismes et démocratures

  • Un mouvement irrésistible (nous) entraîne chaque jour, et (nous)marchons en aveugles, peut-être vers le despotisme, peut-être vers la république, mais à coup sûr vers un état social démocratique ?(A., I, 2, ch.5)

 

Introduction

Tocqueville analyste de la démocratie moderne : une pensée pour aujourd’hui (les pathologies de la démocratie actuelle).

Tocqueville annonce le surgissement inéluctable de la démocratie : États-Unis, États de droit de l’Europe occidentale ; une seule alternative désormais : démocratie ou despotisme sachant que le despotisme n’est pas antinomique avec la démocratie, il en est l’un des avatars, l’une des voies de sortie.

« la démocratie coule à pleins bords »

En 1821, sous Louis XVIII, deux hommes politiques libéraux s’opposent à la Chambre, mais tous deux affirment que : « la démocratie coule à pleins bords »  Pierre de Serre et Royer-Collard :

 

  1. de Serre, en présentant une loi qui devait rendre plus restrictives les garanties contre la presse, avait dit ces mots remarquables : « La démocratie, chez nous, est partout pleine de sève et d’énergie ; elle est dans l’industrie, dans la propriété, dans les lois, dans les souvenirs, dans les hommes, dans les choses. Le torrent coule à pleins bords dans de faibles digues qui le contiennent à peine. » Royer-Collard en prit occasion d’avouer la démocratie au lieu de la déplorer, de s’en prévaloir au lieu de s’en plaindre. « A mon tour, dit-il, prenant comme je le dois la démocratie dans une acception purement politique et comme opposée ou seulement comparée à l’aristocratie, je conviens que la démocratie coule à pleins bords dans la France « telle que les siècles et les événements l’ont faite… Discours à la Chambre, le 22 janvier 1822.

 

 

I L’état social démocratique

 

Tocqueville introduit le concept  d’état social démocratique, correspondant à la société française de 1830.

Le système, ou le régime politique n’est pas encore une démocratie. La situation politique est complexe : quatre forces politiques sont en présence, les légitimistes qui souhaiteraient une nouvelle restauration après le renvoi de Charles X, les Orléanistes qui sont au pouvoir avec Louis-Philippe, les Bonapartistes qui souhaitent reprendre le pouvoir ce qu’ils feront en 1851, les Républicains qui ont échoué de peu et dû laisser la place à Louis-Philippe.

 

Mais les éléments constitutifs de la démocratie sont déjà présents et constituent « un état social démocratique », c’est à dire :

Une égalisation des fonctions et situations, comme dans la société française à la veille de la Révolution dans laquelle, « la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux » ( AR. II, ch. 8), alors que, dans le même temps « ces hommes si semblables étaient plus séparés qu’ils ne l’avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres ». ( AR. II, ch. 9) ; c’était là une contradiction qui ne se résoudrait que par la Révolution.

L’état social démocratique c’est également une mobilité sociale vs la société aristocratique ou de castes dans laquelle les places sont figées.

Une société dans laquelle on se rapproche d’une forme d’égalité des conditions.

L’expression des citoyens par le vote, qui ne deviendra suffrage universel qu’avec l’instauration de la démocratie ; de 1815 à 1848, le suffrage est censitaire. 

La circulation des idées dans une presse libre ou en partie ; d’où l’explosion révolutionnaire lorsque Charles X – Polignac -veut imposer ses décrets sur la liberté de la Presse.

L’existence de corps intermédiaires : parlements (de Paris, de Bordeaux, de Normandie), de « Cours » des comptes, des aides…

Enfin et surtout la montée en force de l’opinion publique qui devient le premier pouvoir politique non-institutionnel, à côté des pouvoirs institutionnels : exécutif, législatif et judiciaire.

 

Avant la Révolution Necker écrit en 1784 : «La plupart des étrangers ont peine à se faire une idée de l’autorité qu’exerce en France aujourd’hui l’opinion publique : ils comprennent difficilement ce que c’est que cette puissance invisible qui commande jusque dans le palais du roi. Il en est pourtant ainsi »( A.R., III, ch. 4).

 

Pour Tocqueville, la démocratie a directement à voir avec « l’état social » ; en revanche affirmer que la démocratie « est un état social » relève du contresens ; il faudrait dire qu’elle a un état social, qu’elle suppose un état social démocratique ; ce qui relèverait de la tautologie ; mais cette affirmation est encore impropre car l’état social démocratique est, pour Tocqueville condition nécessaire mais non suffisante de la démocratie.

 

L’état social démocratique met la société sur la voie du système ou du régime démocratique qui peut s’instaurer, ou non, sous la forme d’une monarchie constitutionnelle (les démocraties les mieux établies aujourd’hui en Europe sont les monarchies constitutionnelles des pays du Nord) ou de Républiques (elles ne sont pas nécessairement démocratiques, le Portugal de Salazar).  

  • Le passage au régime démocratique suppose nécessairement la sortie d’un système de castes et Tocqueville oppose continuellement, dans la seconde Démocratie, le parallèle et l’opposition entre la société aristocratique et la société démocratique.

II De l’état social démocratique à la démocratie

 

Pour Hegel la chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule, pour Tocqueville la démocratie moderne est en train de naître, elle existe déjà aux Etats-Unis. Pour Tocqueville, Athènes et les Républiques italiennes de la Renaissance ne sont pas des démocraties au même titre ; en 451 il y a 380000habitants à Athènes et seulement 42000 citoyens 1/11). La démocratie moderne s’établit peu à peu en Europe occidentale ; elle est même déjà là, globalement, au moment où il écrit, mais elle s’est forgée peu à peu. Il perçoit les prémices de sa naissance sept cents ans plus tôt, au onzième siècle avec le développement des villes médiévales après la fin des Grandes Invasions, l’essor du commerce, la réunion des assemblées villageoises, la montée en puissance des villes à Beffroi et l’élection des échevins ou capitouls, la réunion des États généraux…

La démocratie suppose :

Le suffrage universel

La garantie des droits de l’homme (Habeas corpus)

La liberté de la presse

Les associations (La science mère des démocraties et l’arbitraire contre le Tout-État)

L’existence de corps intermédiaires

La séparation des pouvoirs

La sortie de la société de castes

L’égalité des conditions

La mobilité sociale

Le pouvoir appartient aux citoyens et normalement, la démocratie part de la base vers le sommet

 

Elle repose sur un principe : la vertu et, au premier rang, la morale civique (leçon de morale à l’école primaire)

Et, pour Tocqueville la séparation du religieux et du politique.

 

La démocratie est donc un régime exigeant et fragile dont l’issue naturelle est le despotisme

 

  • Que demandez-vous de la société et de son gouvernement ? Il faut s'entendre.
  • Voulez-vous donner à l'esprit humain une certaine hauteur, une façon généreuse d'envisager les choses de ce monde? Voulez-vous inspirer aux hommes une sorte de mépris des biens matériels ? Désirez-vous faire naître ou entretenir des convictions profondes et préparer de grands dévouements ?
  • S'agit-il pour vous de polir les mœurs, d'élever les manières, de faire briller les arts ? Voulez-vous de la poésie, du bruit, de la gloire ?
  • Prétendez-vous organiser un peuple de manière à agir fortement sur tous les autres ? Le destinez-vous à tenter les grandes entreprises, et, quel que soit le résultat de ses efforts, à laisser une trace immense dans l’histoire ?
  • Si tel est, suivant vous, l'objet principal que doivent se proposer les hommes en société, ne prenez pas le gouvernement de la démocratie ; il ne vous conduirait pas sûrement au but.
  • Mais s'il vous semble utile de détourner l'activité intellectuelle et morale de l'homme sur les nécessités de la vie matérielle, et de l'employer à produire le bien-être; si la raison vous paraît plus profitable aux hommes que le génie; si votre objet n'est point de créer des Vertus héroïques, mais des habitudes paisibles; si vous aimez mieux voir des vices que des crimes, et préférez trouver moins de grandes actions, à la condition de rencontrer moins de forfaits; si, au lieu d'agir dans le sein d'une société brillante, il vous suffit de vivre au milieu d'une société prospère; si, enfin, l'objet principal d'un gouvernement n'est point, suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère; alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie.
  • Que s'il n'est plus temps de faire un choix, et qu'une force supérieure à l'homme vous entraîne déjà, sans consulter vos désirs, vers l'un des deux gouvernements, cherchez du moins à en tirer tout le bien qu'il peut faire; et connaissant ses bons instincts, ainsi que ses mauvais penchants, efforcez-vous de restreindre l'effet des seconds et de développer les premiers.(D.A. I, 2, ch.7)

 

De la démocratie en Amérique est un traité du Bon Usage de la démocratie.

 

Les enjeux de la démocratie et/ou de la société démocratique

La démocratie repose sur un couple de forces : Liberté/Égalité ; toute la problématique de la démocratie est là !

Savoir ce que l’on veut ou ce à quoi on s’engage :

Tocqueville dégage à grands traits la typologie des nouvelles sociétés démocratiques et les enjeux de ces sociétés.

Les démocraties seront des régimes agités et conservateurs. Pourquoi ? Comment ?`

Les démocraties auront énormément à craindre de leurs armées (France 18 brumaire ®putsch 1961). Dernier discours d’Eisenhower à la Nation,  Stanley Kubrick, Le docteur Folamour/Trump

Les sociétés démocratiques ne se feront sans doute pas la guerre. Par conséquent les guerres à venir opposeront des nations démocratiques à des nations non (ou pas encore) démocratiques.

Celles-ci remporteront les premiers engagements. Pourquoi.

Le paradoxe des sociétés démocratiques : elles se caractérisent par l’individualisme démocratique et les phénomènes de la société de masse. (famille nucléaire dans son pavillon et manifestations de Masse ; Nuremberg / PSG)

 

La société démocratique se caractérise également par la perte des repères historiques et généalogiques, le repli sur soi, la famille nucléaire et la perte des valeurs et du sens de la transcendance.

Les formes et productions artistiques démocratiques sont nécessairement différentes de celles de l’aristocratie. La tragédie classique ne trouve plus sa place (échec de Voltaire) ; la peinture « démocratique » de Vermeer est à l’opposé de celle de Rigaud.  Tocqueville fait de la sociocritique.

 

Les sociétés démocratiques sacrifieront naturellement la liberté à l’égalité.

Sur le plan sociétal, la société démocratique perdra les valeurs transcendantales au profit d’un matérialisme généralisé (l’aliénation dans l’objet).

Sur le plan politique : développement de la centralisation, du Tout-État et de l’inflation législative.

Sur le plan Géopolitique 

Importance des rapports entre la France et l’Allemagne : « nous avons fait de nos alliés naturels nos pires ennemis ».

La Russie et les États-Unis se partageront le monde. Pourquoi ?

Si une guerre éclate en Europe, si on touche à l’équilibre du traité de Vienne, on déclenchera un/des conflit(s) généralisés. Pourquoi ?

La victoire appartiendra aux gros bataillons. La guerre moderne : prendre immédiatement la capitale, le pays est vaincu. Paris 1940.

À l’inverse Napoléon se casse les dents en Espagne et en Russie, il a appliqué les principes de la guerre moderne des États démocratiques a-à des pays qui en étaient aux antipodes.

 

Les problèmes qui se posent : comment sauvegarder la liberté et les valeurs / Comment maintenir la mobilité sociale vs la nouvelle aristocratie industrielle. Risques

Les risques : de la démocratie au despotisme. L’homme démocratique et le dernier homme

Les risques - de la démocratie au despotisme- : Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques.

Mais ce despotisme fait ici l’objet d’un consensus :

James T. Schleifer souligne très justement que, pour Tocqueville, chaque fois que le gouvernement populaire est l’expression de la volonté du plus grand nombre, il est, quelle que soit sa forme, « démocratique » ; et il ajoute : « Tocqueville était bien conscient que la volonté du peuple pouvait très bien s’arranger du despotisme. Pour lui, la démocratie inclinait toujours plus facilement vers la tyrannie que vers la liberté »[i].

 

 

III La démocratie et le despotisme ne sont pas antinomiques ; celui-ci n’est qu’une issue, une extrapolation de celui-là.

 

3 modalités de sortie de la démocratie vers le despotisme

 

  1. Le despotisme doux ; le Tout-État, le dernier homme, sortie Rousseau (et encore…il peut aller jusqu’au Goulag).
  2. L’appel à un régime fort : La démocratie, comme la République chez Montesquieu, suppose un certain désordre. Si vous voyez une société parfaitement en ordre, soyez assuré que vous n’êtes pas dans une République. Ordnung ist Ordnung : il faut un chef, un homme à poigne, un leader, un Duce, un Führer, un Caudillo. Qui vient au pouvoir à la suite d’élections ou d’un mouvement populaire, de mouvements de foule : Marche sur Rome, 1958… Ces prises de pouvoir sont le résultat d’un consensus global de la Nation lorsqu’elle est fatiguée de la démocratie qui est exigeante et exigence ; le citoyen démocratique est dans la situation de l’hétéro-sexuel fatigué qui aimerait bien changer de position et/ou de statut.

Les Grenouilles qui demandent un roi

Les Grenouilles, se lassant de l'état Démocratique,

Par leurs clameurs firent tant

Que Jupin les soumit au pouvoir Monarchique.(…)

Donnez-nous, dit ce peuple, un Roi qui se remue.

Le Monarque des Dieux leur envoie une Grue,

Qui les croque, qui les tue, qui les gobe à son plaisir,

Et Grenouilles de se plaindre ; et Jupin de leur dire : (…)

De celui-ci contentez-vous, de peur d'en rencontrer un pire.

 

3) La prise de pouvoir par un général victorieux : César, Bonaparte

Ou lorsque la démocratie n’est pas encore totalement en place par des colonels  (en Grèce) ou par des sous-officiers, en Afrique

Dans tous les cas il y a consensus, les versions b & c peuvent se mêler : coup d’État de LNB,

Passage de la démocratie au despotisme : ralliement des partis démocratiques au pouvoir non démocratique ou despotique qui se met en place, plébiscites de LNB, pleins pouvoirs à Pétain, ralliement de la démocratie chrétienne (Eduardo Frei) au coup d’État du Chili effectué par les militaires pour le compte des Etats-Unis

Mais une fois le despotisme installé, l’état social (démocratique) du pays demeure globalement le même, par exemple en Grèce, avant le coup d’État, sous le régime des colonels et une fois la démocratie revenue ; pour le citoyen de base, peu de choses changent.

 

D Variante : On sort de la démocratie en remettant en place une société de castes, situation de la France depuis 1971

Þ Un cas particulier : Tocqueville avait évoqué la possibilité du surgissement d’une nouvelle aristocratie industrielle (les maitres de forges)

Depuis 1971 on a vu renaître en France une société de castes ; la démocratie à laissé la place à une démocratie d’apparence, une apparence de démocratie.

Depuis, comme sous la Monarchie de Juillet, une seule classe-caste détient tous les pouvoirs économiques et politiques.

Discours de Jacques Chaban-Delmas à l'Assemblée nationale

(16 septembre 1969)

Le malaise que notre mutation accélérée suscite, tient, pour une large part au fait multiple que nous vivons dans une société bloquée […]  [par]l'archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales.

Nous sommes encore un pays de castes. Des écarts excessifs de revenus, une mobilité sociale insuffisante, maintiennent des cloisons anachroniques entre les groupes sociaux.[…]

J'ajoute que ce conservatisme des structures sociales entretient l'extrémisme des idéologies. On préfère trop souvent se battre pour des mots, même s'ils recouvrent des échecs dramatiques, plutôt que pour des réalités. C'est pourquoi nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu'en faisant semblant de faire des révolutions.

La société française n'est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures.

Enfin, comme Tocqueville l'a montré, et ceci reste toujours vrai, il existe un rapport profond entre l'omnipotence de l'Etat et la faiblesse de la vie collective dans notre pays.

 

On a renvoyé Chaban comme un laquais et on a fait l’inverse en commençant par le néo-pétainisme ripoliné de Giscard jusqu’aux gouvernements Hollande constitués des petits camarades de la promotion Voltaire de L’ENA. On a renforcé la ségrégation : Dans les 5 plus grandes écoles 25% d’étudiants issus de la classe moyenne ou moyenne inférieure en 1960 (Gandois/Bébéar), 1% en 2007 (Rapport de Michel Albert)

 

Þ Bourdieu La Noblessse d’État La Noblesse D'etat - Grandes Écoles Et Esprit De Corps Pierre Bourdieu 1989

Classifications scolaires et production d'une noblesse d'État

Pour parler aujourd'hui non des puissants, comme certaine histoire, ou du pouvoir, comme certaine philosophique, mais des jeux sociaux, les champs où se produisent les différents enjeux de pouvoir et les différents atouts, les capitaux, nécessaires pour y triompher, il faut mobiliser toutes les ressources de la statistique, de la théorie anthropologique et de l'histoire sociale. Comment s'est constituée la configuration singulière de pouvoirs, intellectuels, politiques, bureaucratiques, économiques qui domine les sociétés contemporaines ? Comment ces pouvoirs, notamment ceux qui s'autorisent de l'autorité conférée par l'Ecole, obtiennent-ils notre reconnaissance ? Qu'est-ce que la compétence dont se réclament les technocraties ? Le travail de consécration qu'accomplit l'institution scolaire, notamment à travers les grandes écoles, s'observe dans l'histoire, à des variantes près, toutes les fois qu'il s'agit de produire une noblesse ; et les groupes socialement reconnus, en particulier les grands corps, qui en sont le produit, fonctionnent selon une logique tout à fait semblable à celle des divisions d'Ancien Régime, nobles et roturiers, grande et petite noblesse. La noblesse d'Etat, qui dispose d'une panoplie sans précédent de pouvoirs, économies, bureaucratiques et même intellectuels, et de titres propres à justifier son privilège, titres d'écoles, titres de propriété et titres de noblesse, est l'héritière structurale - et parfois généalogique - de la noblesse de robe qui, pour se construire comme telle, contre d'autres espèces de pouvoirs, a dû construire l'Etat moderne et tous les mythes républicains, méritocratie, école libératrice, service public. Pierre Bourdieu propose une réalisation accomplie d'une anthropologie totale, capable de surmonter l'opposition entre l'évocation et l'explication, la description qui fait voir et le modèle qui fait comprendre. Déchirant l'écran des évidences qui protègent le monde familier contre la connaissance, il dévoile les secrets de la magie sociale qui se cache dans les opérations les plus ordinaires de l'existence quotidienne, comme l'octroi d'un titre scolaire ou d'un certificat médical, la nomination d'un fonctionnaire ou l'institution d'une grille des salaires. Comme sous l’Ancien Régime ils sont quasiment propriétaires de leur charge.

La liste des étudiants de Normale Sup / Ulm ressemble, me disait une responsable de l'établissement à une généalogie biblique : « fils de…fils de… »!

Une nouvelle aristocratie d’État, une caste qui truste tous les pouvoirs politiques et économiques, comme à la fin de la Monarchie de Juillet. Le personnel politique français, jusqu’à la fin du mandat de Hollande ressemblait aux tableaux de Velázquez , on y voit des nains (politiques) partout !

 

IV Les démocratures

 

Le type de régime qui a le vent en poupe, ce n’est pas la démocratie, c’est la démocrature : un système hybride que nous voyons se répandre, de la Russie au Venezuela, en passant par la Turquie et l’Asie centrale. La démocrature mêle des éléments de démocratie, comme la tenue d’élections et d’autres issues de ce que Renée Fregosi, politologue spécialiste de l’Amérique latine, nomme le justicialisme.

Le justicialisme est un populisme. Au nom d’un mot d’ordre de « justice », assez vague mais mobilisateur, un leader charismatique, qui semble en campagne électorale permanente, lance l’anathème sur des « élites », qu’il accuse d’avoir trompé le peuple. Il s’alimente au sentiment égalitariste des moins instruits, ceux qui ont le sentiment de n’avoir aucune prise sur les évènements et de ne pas être pris en considération. Il prône un idéal de justice « abstrait, immédiat et total », « fondé sur un ressentiment profond et diffus », qui s’exprime en deux slogans : « justice pour le peuple, châtiment des coupables ! »

A la différence des totalitarismes ou des tyrannies classiques, la démocrature prétend réaliser la démocratie de la manière la plus authentique, en « rendant la parole au peuple », « baillonné par les élites ». (Le Pen, Chavez, Mélenchon)

Vieille tradition des despotes : Je suis le peuple !

Formellement, ce type de régime se légitime par la tenue d’élections ; mais celles-ci sont contrôlées à chaque étape de leur déroulement. En amont, par l’invalidation, voire par l’emprisonnement, des candidats hostiles au régime qui risqueraient d’être élus ; voire de leur assassinat, comme Boris Nemtsov, à Moscou. Lors du vote, par des achats de voix, des tricheries de tous ordres. Quant au dépouillement, il est, bien sûr contrôlé par les hommes du parti-Etat, qui en profitent pour bourrer les urnes. Le contentieux électoral est lui-même entre les mains de juges inféodés au pouvoir.

Dans de nombreux cas, on remarque que le président réélu une première fois fait modifier la Constitution, afin de pouvoir se représenter sans limites. Pour contourner cet écueil, Poutine a imaginé un système ridicule d’alternance aux postes de président de la Fédération et de premier ministre, avec Medvedev.

C’est d’ailleurs comme un coup d’arrêt sur la voie d’une dérive justicialiste qu’il faut interpréter le refus des électeurs boliviens, d’accorder à Evo Morales l’autorisation de solliciter un quatrième mandat en 2019.

Ces régimes sont dangereux parce qu’ils reposent sur l’antagonisation, le clivage, la diabolisation des adversaires politiques [Trump]; ils propagent la théorie du complot, usent parfois de l’antisémitisme. Ils refusent le consensus négocié, la conciliation – qui sont au cœur même de l’idée démocratique. Ils tolèrent la violence politique, quand ils ne l’encouragent pas.

Nous qui nous croyons à l’abri, observons bien ce qui se passe aujourd’hui en Hongrie, ou encore le déroulement des meetings de Donald Trump. Les personnalités charismatiques sachant manier les jeux de mots provocateurs plutôt que les indices économiques ne manquent pas. Et le ressentiment de catégories sociales qui peuvent à juste titre s’estimer lésées et reléguées non plus…. La rencontre des deux peut se révéler explosive.

La Pologne comme démocrature

La "démocrature", une nouvelle forme d'organisation étatique? 10/10/2016 Emma DUREUX

Ce néologisme est apparu à travers le nom d’un ouvrage de Max Liniger-Goumaz, économiste et sociologue suisse: La démocrature, dictature camouflée, démocratie truquée   publié en 1992. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un régime avec toutes les apparences d'une démocratie (constitution, élections, séparation des pouvoirs…) mais qui dans les faits et dans les actes, fonctionne comme une dictature : on réduit/supprime la liberté de la presse et la séparation des pouvoirs (les magistrats suivent toujours le despote…Les dirigeants et son appareil politique aidé ou non par des partis alliés manipulent ces institutions et les médias afin de conserver leurs pouvoirs. 

L’exemple le plus proche de nous est celui de la Hongrie et de son dirigeant Viktor Orban. Celui-ci est le fondateur de la Fidesz et a été l'un des meneurs de l'opposition au régime communiste à la fin des années 1980. En 1998 lors de la victoire de son parti lors des élections législatives, il est devenu Premier ministre. Battu lors des élections de 2002, puis de 2006, il remporte largement les élections législatives de 2010 et commence dès lors à installer une politique plus conservatrice. Récemment, il a déclaré vouloir mettre en place une « démocratie » qui ne serait pas « libérale ». Il a plus précisément déclaré que « jusqu’à présent, nous connaissions trois formes d’organisation étatique : l’État-nation, l’État libéral et l’État-providence », avant d’ajouter : « Le nouvel État que nous construisons en Hongrie n’est pas un État libéral, c’est un État non libéral. » Ce concept  de « démocratie non libérale » (illiberal democracy), a été théorisé dès 1997 par Fareed Zakaria dans un article de la revue Foreign Affairs.

 L’exemple hongrois a commencé à inspirer d’autres états membres de l’Union Européenne comme la Pologne, où le parti Droit et justice (PIS) a remporté la majorité absolue aux législatives d’octobre 2015, l’ancien Premier ministre Jarosław Kaczyński a promis d’« amener Budapest à Varsovie ».

 En Autriche, le FPÖ, qui pourrait remporter  la nouvelle élection présidentielle en décembre prochain (après un premier échec au printemps dernier) souhaite mettre en place un « nouveau système politique typiquement autrichien ».

La Russie de Poutine réunit également tous les signes d’une « démocratie non libérale » ou de « démocrature » et il est important de souligner que la Hongrie de Victor Orban est devenue un des alliés politiques et économiques (la question stratégique du transport du gaz russe) les plus précieux de Poutine au sein même de l’Union Européenne.

 Cruel retournement géopolitique lorsque l'on connait les tristes événements de 1956 dont nous allons fêter le 60ème anniversaire en octobre prochain. Mais il ne faut pas oublier qu’entre les deux guerres, un certain nombre de pays de l’ex bloc de l’Est, ont connu des régimes politiques fort peu démocratiques (la Hongrie avec  l’Amiral Horthy ; la Pologne de Józef Piłsudski ; la Slovaquie de Jozef Tiso). Cette réorientation radicale des pays d’Europe centrale est un tournant historique avec une accélération notable avec la crise des migrants et enveniment les relations avec la Commission Européenne et les états fondateurs (France, Allemagne…).  Récemment, le chef de la diplomatie luxembourgeoise, Jean Asselborn a souhaité exclure la Hongrie de l'Union européenne, car il s'agit de «la seule manière de préserver la cohésion et les valeurs de l'Union européenne. Ceux qui, comme la Hongrie, bâtissent des clôtures contre des réfugiés de guerre, qui violent la liberté de la presse ou l'indépendance de la justice, devraient être temporairement, voire définitivement, exclus de l'UE», a-t-il déclaré dans une interview au quotidien allemand Die Welt.

 En Turquie, depuis le coup d’état avorté du 14 juillet dernier, Erdogan installe progressivement sa « démocrature » avec une fois entré en vigueur, l’état d’urgence permettant  à l’homme fort de Turquie de faire passer de nouvelles lois et de restreindre les droits et libertés de ses concitoyens. Son projet d’« hyperprésidence »  qu’il souhaite mettre en œuvre depuis de nombreuses années sera ainsi à porter de sa main. Comment Erdogan pourra maintenir durablement son pays au sein de l’OTAN et de manière générale dans le concert des pays démocratiques ?

Récemment, le candidat républicain à la présidence, Donal Trump a de nouveau flatté Poutine, assurant qu’il était beaucoup plus respecté qu’Obama. D’après Nina Khrushcheva, professeure d’études internationales également interrogée par le New York Times, Poutine et Trump partagent la même vision du leadership : autoritaire et coriace. “Trump aspire à être un leader ferme, capable de tenir tête aux grands de ce monde”, note Khrushcheva.

Les analystes qui écrivent Tocqueville croyait à l’universalisation inéluctable de la démocratie n’ont pas lu et/ou pas compris Tocqueville.et rien ne permettait de penser à un affaiblissement du « pire des régimes à l’exception de tous les autres », comme disait Churchill.

Et comment ne pas croire à cet universalisme alors qu’au cours des dernières décennies du XX° siècle, les dictatures de tous bords tombaient, un peu partout dans le monde (L’Afrique du Sud avec la fin du régime de l’Apartheid , les pays d’Europe centrale avec la chute du Mur de Berlin, Amérique Latine avec la fin des dictatures militaires au Chili, Argentine et Brésil).  Au début de XXI° siècle, les Printemps arabes de 2011 avaient soulevé un immense espoir de voir la démocratie s’implanter durablement au Proche et Moyen Orient.

 En réalité, le type de régime qui a le vent en poupe, ce n’est pas la démocratie, c’est la « démocrature » et ses corollaires actuels avec la montée du populisme en cours dans les élections passées et à venir. Ce qui la distingue des formes anciennes du  totalitarisme ou des dictatures classiques, c’est qu’elle entend « rendre la parole au peuple », confisquée  jadis par les « élites défaillantes » et en mettant de côté la négociation et le consensus à l’origine même de l’idéal démocratique.

 Ainsi, il ne fait pas de doutes que les nombreuses formes de « démocratures » mises en place depuis quelques années dans le monde sont en train de modifier durablement les relations diplomatiques mondiales. 

( Tiré de : « La "démocrature", une nouvelle forme d'organisation étatique? 10/10/2016 par Emma DUREUX)

[1] James. T. Schleifer, op. cit., p. 329 (traduction de l’auteur).

Texte d'une conférence donnée à l'Université Interroges de Granville, le 10 novembre 2017.

                                                  

 

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