Voici la fin de la conférence que j'ai prononcée le 12 octobre dernier au "Cercle de l'union Interalliée" dans le cadre du "Nouveau Dialogue".
En 1847, Tocqueville rédige deux ébauches destinées à servir de programme soit de gouvernement, soit susceptible d’inspirer l’action d’un gouvernement : De la classe moyenne et du peuple et Fragments pour une politique sociale[1]. Il souligne le décalage considérable existant entre le pays légal et le pays réel. Le pouvoir tout entier est confisqué par les représentants d’une seule classe–caste, économico–financière, dont les différences entre les membres et les partis sont quasi inexistantes : « une seule classe presque homogène dans le sein de laquelle […] il est à peu près impossible de faire naître et subsister de grands partis, c’est–à–dire de grandes associations politiques ayant des intérêts très distincts et voulant des choses très différentes »[2].
De même aujourd’hui et dans la crise actuelle, les partis de droite et de gauche ont beau s’opposer, il y a moins de différence entre eux qu’il n’y en a entre eux et leur l’électorat. Curieusement, le Sénat semble peut–être parfois plus présentable que la chambre des députés mais ces deux assemblées ne sont guère représentatives du pays réel qui ne se reconnaît pas/plus en elles, ce qui explique, pour partie, les succès de Marine Le Pen.
En guise de perspectives…
L’un des éléments les plus graves dans la vie politique d’un pays, à plus forte raison d’un pays démocratique c’est la perte de confiance et de crédit du gouvernement, des hommes politiques et de la classe politique toute entière. C’est là le dernier avertissement que Tocqueville adresse à la chambre le 27 janvier 1848. Non seulement le pouvoir s’est enfermé dans l’immobilisme comme dans un bastion mais encore il s’est compromis dans une série d’affaires frauduleuses ou de soutien à des responsables de pratiques douteuses et pour se justifier a, comme c’est d’usage, accordé des promotions et des récompenses aux individus les plus douteux ; il a eu son affaire Cahuzac et bien d’autres encore. Pendant ce temps le pouvoir a totalement oublié les classes populaires que l’opposition va mettre en branle par la Campagne des Banquets, ouvrant par là la boite de Pandore. Tocqueville met en garde ses amis Beaumont et Barrot et les autres : ils vont déchaîner des forces qu’ils ne pourront plus contrôler.
Il termine ainsi son discours :
« Messieurs, (…) je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, (…) le danger est grand ! Conjurez–le, quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l’attaquant dans ses symptômes, mais en lui–même. « On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement très utiles, mais nécessaires : ainsi, je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais, je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles–mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois, si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez–les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir : je n’y fais, pour mon compte, aucun obstacle ; mais, pour Dieu, changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit–là vous conduit à l’abîme[3].»
Je crois que tous les éléments que je viens d’énumérer ici, à la suite de Tocqueville, ne sont pas étrangers à la crise d’identité et à la crise existentielle que connaît la France aujourd’hui. C’est aussi une crise morale dont les citoyens sont également les responsables et les victimes. Ils en sont responsables parce que les élus sont leurs élus, au terme d’une procédure démocratique. Mais il y a toujours dans notre façon d’être, politiquement, des marques fortes de notre propension au césarisme et/ou au bonapartisme, comme le souligne Melvin Richter[4].
Nous vivons la politique comme on joue au jeu de bonneteau. Les candidats au pouvoir disent aux citoyens : « Votez pour moi je me charge de tout… ». Les citoyens disent, eux, comme les concitoyens de Tocqueville quand il revient à Valognes au printemps 1851 et mène son dernier combat pour obtenir la révision de la Constitution pour tenter d’éviter le coup d’État : « j’ai voté pour lui, il est là, qu’il s’en débrouille ». Les Bourgeois de Valognes avaient déjà admis le coup d’État avant qu’il ne fût perpétré. Mais quelques mois plus tard, dans une lettre à son neveu, dénonçant le coup d’État et le nouveau régime, il établit les responsabilités de chacun proportionnellement au degré de ses lumières et de son importance.
Le problème le plus grave aujourd’hui est sans doute la perte du sens civique et donc de la confiance ; c’est là le terme d’un long processus et d’un nombre d’affaires graves, et de toutes sortes, qui ont traversé notre vie politique depuis une quarantaine d’années.
Terminons par une anecdote : Un soir, en quittant la Sorbonne j’achète Le Monde au kiosque le plus proche. La première page étalait toutes les affaires du moment qu’illustrait un dessin de Plantu. Celui qui me précédait réagit à voix haute : « nous sommes vraiment dans une République bananière !»
Et le kiosquier de lui répondre : « il a/ils ont bien raison, si j’étais à leur place, si je pouvais en faire autant… ».
Quand ce type d’exemple vient d’en haut, le pays est en train de perdre son âme !
Une République doit se fonder sur la vertu, écrivait Montesquieu ; depuis des décennies le civisme est grandement mis à mal en France et la crise morale, sociale et politique apparaît comme quasiment insoluble ! Peut-on espérer un sursaut ? Question de foi, la toute petite espérance de Péguy, c’est selon, pour chacun.
[1] - O.C., III, 2, pp. 738-744.
[2] -Ibid. p. 739.
[3] Discours prononcé à la Chambre des députés, le 27 janvier 1848, dans la discussion du projet d’Adresse en réponse au discours de la couronne. (Note de l’éditeur.)
[4] Dictatorship in History and Theory, Cambridge University Press, 2004.